Chroniques

par bertrand bolognesi

Lulu
opéra d’Alban Berg

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 2 février 2003
© patrice nin

Quelques semaines après le Wozzeck de Nantes, nous avons assisté à la Lulu de Toulouse, deux figures fondatrices de l’art lyrique du XXe siècle, œuvres qu’on n’a pas si souvent l’occasion de voir – notons à ce propos le projet de Stéphane Braunschweig d’un Wozzeck au Festival d’Aix-en-Provence qui verra le jour dès le 4 juillet (metteur en scène par ailleurs assidu des pièces de Frank Wedekind dont le livret de Lulu est inspiré).

Aussi retrouvons-nous ici une même cruauté, une même critique sociale, bien qu’aux moyens d’une esthétique différente en 1935 du Wozzeck de 1922. La mise en scène de Pet Halmen s’axe sur une grande et unique métaphore, trouvant appui sur le Prologue. Le dompteur de fauves qui montre la bête Lulu devient un médecin faisant sa démonstration dans un amphithéâtre, salle de dissection pour étudiants, hémicycle dont les murs s’ornent de gravures qui représente divers spécimens de déments qu’on jurerait empruntés aux patients de Charcot. On l’a bien compris, ce n’est pas le corps qui sera ouvert, tranché par Jack, analysé, observé, comme presque goûté, mais bien l’âme. Figure de proue du dispositif, une porte constituée des deux moitiés – qui se rassemblent pour ponctuer les scènes et les changements de décors derrière elles – d’une immense tête de cire sur laquelle sont répertoriées les zones présumées de l’activité cérébrale. Le détail, parfois saisissant, laisse cliniquement apparaître en coupe une cervelle rosâtre. Une distance est donc obligatoirement de mise à la vue de ce spectacle : celle du scientifique à vérifier l’évolution de son sujet d’étude, sans sentiment autre que l’enthousiasme.

Tel est pris qui croyait prendre : on nous montre la bête, mais c’est son cynisme à elle qui usera des petits animaux qui l’entourent, sans sentiments mais avec enthousiasme, si bien qu’on ne sait plus qui montre qui, si Lulu n’a pas parfois pris le place de l’orateur du début ou si l’orateur n’est pas devenu Jack l’éventreur – celui-ci, ainsi qu’on l’a souvent et méticuleusement décrit et détaillé dans la chronique à l’époque des crimes de White Chapell, connaissait parfaitement l’art de la dissection, accomplissant des meurtres chirurgicaux qui donnèrent même à penser que leur auteur était médecin. Enfin, lorsqu’on regarde des organismes dans leurs tubes de verre remplis de bouin ou coupés en tranches et conservés dans la résine, des écorchés comme ceux du musée Delmas-Orfila-Rouvière ou les énervés de Fragonard à l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, pour instructifs et salutaires qu’aient parfois été ces épouvantails, n’est-on pas frappé du caractère comme maquillé de ces objets suspendus au-delà de leur propre vie ?

Grimée, la mort se promène en momie contaminatrice sur chaque face à peupler cette mise en scène. La portrait tant chéri de Lulu n’est autre que L’Origine du monde de Courbet : c’est dire si Pet Halmen décide de situer l’œuvre dans son contexte, le regard dont on parle sur le plateau se faisant raccourci freudien jusqu’à l’âme étudiée, mais lui aussi maquillé, comme la mort, lorsqu’on sait les voyages et dissimulations vécues par ce tableau que Lacan longtemps préserva comme une relique murée derrière un anodin rassurant (avant que l’objet se laissât benoîtement admirer au musée d’Orsay). Les masques tombent d’eux-mêmes dans la grande morbidité d’une à la fois cruelle et consolatrice, au fond, à la fin de laquelle Lulu et Jack dansent, simplement, nus comme nouveau-nés.

Cette Lulu bénéficie d’une distribution efficace et équilibrée où l’on apprécie particulièrement les prestations de Robert Bork qui campae un athlète vaillant, que l’on avait estimé en juin dernier en Professeur dans Ariadne auf Naxos au Théâtre du Châtelet (production de Lyon) où se produisait également Katharine Goeldner dont la voix et la vitalité charmèrent dans le rôle du compositeur, et qui prête aujourd’hui ses indéniables qualités à la Comtesse Geschwitz, avec toutefois un panache assez hors de propos – l’air final manque d’intériorité et paraît presque frivole. La forme incroyable, l’immense talent d’acteur et la maîtrise issue d’une longue et inestimable carrière de Franz Mazura font un attachant Schigolch. Gilles Ragon, dont le timbre n’a pas fini d’étonner, livre un excellent peintre, sensible et spontané, servant au mieux une partition difficile et tendue par un chant large, très prononcé, et un jeu des plus justes – une voix qui devient avec le temps de plus en plus solaire, au service d’une approche soignés et intelligente du rôle à tenir. Enfin, Marisol Montalvo se révèle une très grande Lulu, d’une rare fiabilité quant au respect de la lettre et de l’esprit, se prêtant aux exigences d’une direction d’acteurs parfois audacieuse avec un naturel dont on la félicitera chaleureusement.

En fosse, c’est Günther Neuhold qui mène un Orchestre national du Capitole en pleine forme, sans un souci, proche de l’option de mise en scène, de détail et d’analyse qui, s’il fait scrupuleusement sonner ces pages, nuit parfois au mouvement. Le troisième acte est, sous sa battue certes fort respectueuse de l’œuvre et équilibrant parfaitement les pupitres, mais assez lourde en général, tant pour la salle que pour les chanteurs, d’une lenteur jamais entendue.

BB